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Esclavage et mythe biblique de Cham

lundi 10 mai 2021, par Albertine

Le 23 mai de chaque année, le monde célèbre la Journée internationale de commémoration de la dramatique traite transatlantique dont ont été victimes 15 millions d’hommes, de femmes et d’enfants, pendant 400 ans. Comment ne pas évoquer le racisme, la discrimination que subissent encore les Noirs aux USA et dans le monde ? Comment ne pas déplorer l’utilisation idéologique qui sert inconsciemment de caution à cet apartheid qui ne dit pas son nom, le mythe biblique de la malédiction de Cham (Gn 9, 20-25) ? Pr. Paulin Poucouta, bibliste et historien des religions, déconstruit cette idéologie aux conséquences existentielles et éthiques graves encore aujourd’hui...

Cham le maudit

- Cham maudit serait l’ancêtre des noirs d’Afrique (Gn 10, 6). Ce qui expliquerait et légitimerait l’esclavage et toutes les misères qui s’abattent sur eux. Cette interprétation, on la retrouve aussi bien dans la tradition rabbinique, chez certains pères de l’Église ou dans la tradition musulmane. Pendant la traite négrière, l’Église et certains théologiens s’appuient sur ce texte pour encourager l’esclavage des noirs. Au concile Vatican I, les Pères conciliaires ont supplié le Pape de lever la malédiction qui pesait sur les noirs depuis Cham [1] .
- Après la deuxième guerre mondiale, le mouvement de revendications d’indépendance culturelle et politique s’affirme de plus en plus. Il vient principalement des intellectuels. À tort ou à raison, la littérature anticoloniale parle de la collusion des trois M : le Marchand, le Militaire et le Missionnaire. Par la Bible, et surtout le mythe du Cham, le prédicateur préparerait le travail des prédateurs et des colonisateurs en domptant les cœurs et en affaiblissant la volonté de résistance. On comprend que l’historien et théologien béninois Alphonse Quenum accorde à ce mythe une attention particulière en raison de son impact dans l’imaginaire missionnaire :

« (…) C’est un thème récurrent et obscur, sans cesse utilisé et discuté à propos de l’odyssée négro-africaine. Il ne fut pas seulement employé par des esclavagistes malveillants et des négriers en mal de justification biblique de la sujétion inhumaine des Africains, considérée par eux comme allant de soi. On le trouve aussi sur les lèvres et dans les écrits des plus généreux fondateurs d’ordres missionnaires, qui véhiculent le mythe en évoquant sans cesse le sort des enfants infortunés de Cham auxquels ils devaient apporter le salut en Afrique noire » [2].

Que dit le texte ?

- Pour bien comprendre le texte, commençons par le lire, dans la version liturgique :
« 20. Noé, homme de la terre, fut le premier à planter la vigne.
21. Il en but le vin, s’enivra et se retrouva nu au milieu de sa tente.
22. Cham, le père de Canaan, vit que son père était nu et il en informa ses deux frères qui étaient dehors.
23. Sem et Japhet prirent le manteau, le placèrent sur leurs épaules à tous deux et, marchant à reculons, ils en couvrirent leur père qui était nu. Comme leurs visages étaient détournés, ils ne virent pas la nudité de leur père.
24.Noé, ayant cuvé son vin, se réveilla et apprit ce qu’avait fait son plus jeune fils.
25. Il dit : « Maudit soit Canaan ! Il sera pour ses frères l’esclave des esclaves. »
26. Et il ajouta : « Béni soit le Seigneur, le Dieu de Sem ! Que Canaan soit son esclave !
27. Que Dieu mette Japhet au large ! Qu’il demeure dans les tentes de Sem, et que Canaan soit son esclave.  »

- Pour bien comprendre cette incohérence, nous nous aidons des outils de l’exégèse biblique. D’abord, nous constatons que l’histoire de Noé et de ses fils (Gn 9, 18–29) est une transition entre le déluge (Gn 8 – 9) et l’origine des nations (10). L’auteur a compilé ici deux sources distinctes, avec des chronologies différentes. Ainsi, nous constatons qu’en Gn 5, 32 ; 6, 10 ; 7, 13 nous avons déjà les noms des trois fils de Noé, mais on n’y trouve pas l’expression « Cham le père de Canaan ». Nous ne la trouvons qu’aux versets 18 et 22. Elle est un ajout du rédacteur final pour préparer le chapitre 10. Au chapitre 9, le texte originel ne comportait donc pas le nom de Cham. Le mélange de deux traditions différentes rend incohérent le texte du chapitre 9.
- De plus, sur le plan historique, le texte, écrit après l’exil, nous renvoie probablement au temps de Saül et de David où Israël et les Philistins dominent la terre de Canaan. Le texte de Gn 9 a donc pour objectif de justifier cette domination par les pratiques immorales des habitants de Canaan. En effet, Israël considère Canaan comme une terre d’idoles et d’immoralité. Nous avons donc ici, comme cela arrive souvent dans l’Ancien Testament, une critique de Canaan.

Lecture fondamentaliste de la Bible

- Comme on le constate, « le mythe dit de Cham » trahit les relations souvent conflictuelles entre Israël et Canaan que le rédacteur final confond maladroitement avec Cham. Certes, l’Égypte antique avait à un certain moment exercé sa domination sur Canaan. Mais, il n’existe aucun rapport entre les Cananéens très proches par la couleur de la peau des Israéliens et les Négro-Africains d’Égypte, d’Éthiopie, de Nubie ou de Lybie. Une lecture raciste de ce texte ne se justifie donc pas du tout. En fait, il s’agit plutôt d’une interprétation idéologique où l’on récupère la Bible, comme tout autre texte d’ailleurs, à ses propres fins, avec un arrière-fond fondamentaliste.
- Selon le Dictionnaire Larousse, le fondamentalisme est la « tendance de certains adeptes d’une religion à revenir à ce qu’ils considèrent comme fondamental, originel, et intangible dans les textes sacrés [3] . En fait, le fondamentalisme peut être aussi bien culturel, social que politique et juridique. Il désigne alors l’attachement rigide aux principes fondamentaux d’un domaine quelconque.
- Mais la définition du dictionnaire oriente le terme plutôt vers le sens religieux. Le fondamentalisme est alors la tendance à s’accrocher à ce que l’on considère comme fondamental, originel. Il s’applique à de nombreux courants religieux, bouddhistes, musulmans, chrétiens, et cela à tous les âges de l’histoire religieuse.
- Ceux qui sont tentés par le fondamentalisme pensent trouver dans les textes sacrés des réponses toutes faites à des questions et à des attentes concrètes. Pourtant, cet attrait risque d’installer dans des illusions. Il éloigne de la vérité des textes, en refusant de tenir compte des médiations du langage humain et de la tradition par lesquels Dieu s’adresse à l’humanité. Fascinant raccourci, le fondamentalisme contribue à déformer le visage de Dieu. La Commission Biblique Pontificale a raison de la stigmatiser :
L’approche fondamentaliste est dangereuse, car elle est attirante pour les personnes qui cherchent des réponses bibliques à leurs problèmes de vie. Elle peut les duper en leur offrant des interprétations pieuses, mais illusoires, au lieu de leur dire que la Bible ne contient pas nécessairement une réponse immédiate à chacun de ces problèmes. Le fondamentalisme invite, sans le dire, à une forme de suicide de la pensée. Il met dans la vie une fausse certitude, car il confond inconsciemment les limitations humaines du message biblique avec la substance divine de ce message [4].

Les méfaits d’une lecture idéologique des textes sacrés

- Cette lecture idéologique et fondamentaliste des textes sacrés n’est pas seulement une errance intellectuelle. Elle peut avoir des conséquences existentielles et éthiques très graves. Elle a justifié l’esclavage, mais aussi la colonisation et l’apartheid. Aujourd’hui, elle amène à cautionner le racisme, ses injustices flagrantes et ses atrocités.
- Ainsi, ce que vivent encore les Noirs aux USA et ailleurs est insupportable, en plein 21e siècle. Le complexe de la supériorité raciale est encore fortement ancré dans les têtes et les cœurs d’un grand nombre. Le combat de Victor Schœlcher, Toussaint Louverture et de Martin Luther King n’est pas encore gagné. Avec tous les hommes et femmes de bonne volonté, il convient de le poursuivre au nom de la religion et de la raison qui prônent l’égalité radicale et non négociable de tous les enfants de Dieu.
- Malheureusement, dans une Afrique en pleine mutation l’effondrement éthique pose la question des valeurs censées garantir la stabilité des institutions et des repères. Dans ce contexte, le retour aux sources des livres saints s’accompagne d’une lecture fondamentaliste, sécurisante. Ainsi de nombreux Africains s’adonnent eux aussi à une lecture fondamentaliste des livres sacrés. Ils font alors de la tribu, de la région, de la politique, de la religion une idéologie qui justifie toutes formes de violence. Au nom de la Bible, du Coran ou de quelque autre texte sacré, on justifie des barbaries comme les viols, les mutilations, les massacres des enfants. N’est-ce pas une lecture idéologique du récit de la création de la femme, tirée de la côte de l’homme qui conduit certains époux à des attitudes machistes et parfois esclavagistes à l’encontre de leurs épouses (Gn 2, 21-23) ? L’expression « os de mes os » désigne l’intimité, la complicité et la complémentarité du couple appelé à former « une seule chair » (Gn 2, 24). Dieu crée l’homme et la femme, conjointement, et il leur demande de continuer ensemble son œuvre créatrice (Gn 1, 26-29).

Peaux noires et masques blancs

Ainsi, une lecture idéologique du « mythe de Cham », intégrée de génération en génération dans les structures mentales, comportementales, socio-économiques, juridiques et religieuses, fait le lit de l’esclavage moderne : la ségrégation et la violence. Hélas, une telle lecture peut également gangrener l’imaginaire des Noirs eux–mêmes. Ce qui se traduit soit par le complexe d’infériorité soit par la violence intertribale ou à l’encontre des femmes et des enfants ou encore des opposants politiques. Ce que dénonce Franz Fanon dans « Peaux noires, masques blancs [5] ».

Paulin Poucouta. CV
Lire également :
- L’île de Gorée (mémorial de l’esclavage au Sénégal). Un défi : le retour à l’humanité.

Contact  : CEAF&RI
Mise en forme : éditrice CEAF&RI
4/12/2020

N.B.  : Pour citer ce texte : Paulin Poucouta, "Esclavage et mythe biblique de Cham",
www.ceafri.net. (25/5/2020, mis à jour 3/6/2020). Tous droits réservés au CEAF&RI. Voir Mentions légales. Pour nos nouveautés, liker et s’abonner à notre page Facebook Ceaf&ri


[1Cf. Oscar Bimwenyi Kweshi, Discours théologique négro-africain, Paris, Présence Africaine, 1981, p. 121-131

[2Alphonse Quenum, Les Églises chrétiennes et la traite atlantique du 15è au 19è° siècle, Paris, Karthala, 1993, p. 25

[3Collectif, Le grand Larousse illustré, Paris, Larousse, 2017, p. 509 »

[4Commission Biblique Pontificale, L’interprétation de la Bible dans l’Église, Paris, Cerf, 2010, 4e édition, p. 64

[5Franz Fanon, Peaux noires, masques blancs, Paris, Seuil (1ère édition 1952), 2015