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La culture, créatrice d’avenir. Hommage à Jean Paul Ngoupandé (IIème partie)

samedi 8 novembre 2014, par Albertine

Philosophe, écrivain et homme d’État centrafricain, Jean Paul Ngoupandé est décédé à Paris le 04 mai 2014. Le Centre d’Etudes Africaines et de Recherches Interculturelles (CEAF&RI) voudrait joindre sa voix à celles qui continuent à rendre hommage à ce digne fils du continent et du monde.

Culture et quête de sens

Dans l’emballement de l’histoire du continent, la culture peut-elle être un rempart à la déstructuration ? La réponse est fort complexe. En effet, cet emballement peut s’expliquer par multiples facteurs historiques et géographiques, socio-économiques et politiques, idéologiques et religieux. Pourtant, cette analyse fort pertinente ne rend pas totalement compte de la fragilité de personnes pourtant fortement arrimées aux structures socio-économiques. Ne serait-elle pas liée à un environnement délétère et à une profonde quête de sens à laquelle le philosophe Jean Pierre Ngoupandé était fort sensible ?

Comment ne pas évoquer, une fois de plus, le personnage principal du roman de Cheikh Hamidou Kane [1], Samba Diallo, revient du pays des blancs complètement désarticulé ? Il meurt, assassiné par un fou. N’est-ce pas le paradigme d’une certaine Afrique déboussolée et fratricide ?

Malheureusement, ce désarroi n’est pas suffisamment pris en compte dans les études sur l’histoire du continent. L’accent porte d’avantage sur les structures et l’organisation, sur l’économique et le politique. Pourtant, l’avenir de l’Afrique n’est-elle pas avant tout une question d’hommes et de femmes ? Or, désespérés, ils perdent pied et peuvent céder à toutes formes de folie destructrice. Désemparés, comment peuvent-ils contribuer à la construction du continent et continuer à inscrire leurs peuples dans l’histoire universelle ?
C’est pourquoi, même si l’environnement délétère pousse à la médiocrité et la médiocratie, tous, y compris les intellectuels, doivent y résister :

« Les intellectuels, comme d’autres composantes de la société africaine contemporaine, sont le produit d’un environnement qui n’encourage ni la compétence, ni l’excellence, ni la récompense du mérite, mais nourrit au contraire la médiocrité, l’opportunisme, et la promotion sur la base de l’appartenance ethnique, régionale ou partisane. Quand, dans une société, l’ambition se limite aux petites manœuvres pour la survie au quotidien, il ne peut y avoir ni de grand dessein, ni d’avenir digne de ce nom. On ne peut voir l’avenir qu’en tout petit » [2].-----

La culture dans l’Agora

Comme la plupart des penseurs africains, Jean Pierre Ngoupandé était très sensible à l’expérience fondatrice de l’Egypte antique. Pour redonner à la culture africaine un souffle créateur d’avenir, il propose de revisiter l’Egypte pharaonique, mais avec le regard questionnant du philosophe.

Réfléchissant sur l’extinction du rayonnement scientifique de la grande civilisation de l’Egypte ancienne, l’auteur évoque l’ésotérisme comme l’une des causes principales de cette fragilité. L’impressionnante science de l’Egypte était jalousement confinée dans des milieux ésotériques des écoles pharaoniques :

« La réponse à cette question me paraît résider dans la forme de la pratique scientifique et technique dans l’antiquité égyptienne. Cette forme, c’est l’ésotérisme. La connaissance scientifique et technologique était affaire d’initiés. Autrement dit, la pratique des sciences et des techniques se déroulait en vase hermétiquement clos. C’est dans les sociétés initiatiques ultra-secrètes que les prêtres savants égyptiens pratiquaient leur savoir. C’est sur le mode mystique que s’opérait la transmission » [3].

Poursuivant son questionnement, il se demande pourquoi le potentiel scientifique et technologique de l’Egypte a trouvé une terre fertile en Grèce. La réponse est, pour lui, dans l’agoratisation du savoir en Méditerranée. La science sort des temples et se développe au souffle des agora, des places publiques :

« L’helléniste Jean-Pierre Vernant a apporté à mon avis la réponse la plus pertinente à cette question : la pratique grecque de la science et de la technique a progressivement tourné le dos à l’ésotérisme égyptien. La désacralisation du savoir et son ‘’agoratisation’’ (si on nous permet ce néologisme) qu’illustre l’enseignement socratique ont été l’une des sources de l’expansion de la science sur les rivages septentrionaux de la Méditerranée » [4]

On connaît le succès des groupes ésotériques dans l’intelligentsia africaine. Mais cet engouement pour la gnose n’est pas propre aux intellectuels. En effet, l’ésotérisme est bien un élément important dans la tradition africaine. Les rites de passage sont des rites initiatiques.

Cette tendance mystérique peut encourager la tendance à la confiscation du pouvoir, à l’embrigadement, à la peur de penser et d’agir. Certes, dans un univers globalisé, les Nouvelles Techniques de Communication, pas encore suffisamment accessibles aux Africains. De plus, elles peuvent elles-mêmes contribuer à l’assujettissement. En fait, avant d’être un problème technique et géographique, l’agoratisation est avant tout un problème humain. -----

Conclusion : les « anti-corps » ne meurent pas !

Jean-Paul Ngounpandé fait partie de ceux que nous avons coutume de nommer « les anticorps de la société ». Or, cette espèce d’anti-corps ne meurt pas ! Elle demeure ! A nous d’entretenir leur héritage !

Homme de conviction, le philosophe a voulu être dans « l’agora », au lieu de se réfugier dans les arcanes. Certes, cela ne lui a pas toujours réussi, comme en témoigne son passage éphémère à la primature. Mais qu’importe ! Il avait osé plonger les mains dans le cambouis politique ! Par ses écrits, ses réflexions, ses prises de parole et son engagement multiforme, il ramait souvent à contre-courant des opinions reçues et des pratiques courantes. Mais son regard perçant avait senti venir le déchirement de la Centrafrique, paradigme des tensions qui déstructurent le continent.

En ces moments de détresse, le message de Jean Paul Ngoupandé reste plus que jamais actuel. En effet, par de-là les diversités ethniques et religieuses, les turbulences politiciennes et les problèmes socio-économiques, une culture agoratisée est l’un des socles sur lequel construire l’unité et le devenir du pays et du continent. Et les intellectuels, qui ne sont ni meilleurs ni pire que les autres, ont un rôle tout particulier à jouer. Puissent-ils reprendre le flambeau porté jusqu’au bout par cet illustre ainé ! Puissent-ils continuer à brandir ce flambeau sans complexe ni autoflagellation, mais en toute responsabilité :

« Il ne faut surtout pas que nos intellectuels aient honte d’avoir fait de bonnes études, d’avoir obtenu des diplômes par leur valeur intrinsèque et leur travail, et de contribuer à la production de la pensée. Il faut au contraire qu’ils pensent à se perfectionner toujours davantage. L’obscurantisme et la chétivité intellectuelle ne sauraient être érigés en modèles. Partout dans le monde, il ne viendrait à l’idée de personne de se passer des intellectuels, ceux qui sont bien formés, compétents et honnêtes » [5]

Paulin POUCOUTA

Contact : CEAFRI


[1Hamadou Kane (Cheikh), L’aventure ambigüe, Paris, Julliard, 1961

[2J.P. Ngoupandé, Interview dans la Revue Temps Nouveaux. (Propos recueillis par Michel Alakhali et Christian Noël Panika. Diffusion sur sangonet, 24 juin 2004. Consulté le 07 octobre 2014

[3J.P. Ngoupandé, Racines historiques et culturelles de la crise africaine, AD Éditions (Abidjan) et Éditions du Pharaon (Cotonou), 1994, p. 19

[4J.P. Ngoupandé, Racines historiques et culturelles de la crise africaine, p. 20.

[5J.P. Ngoupandé, Interview in Revue Temps Nouveaux, (Propos recueillis par Michel Alakhali et Christian Noël Panika) [diffusion sur sangonet, 24 juin 2004 consulté le 07 octobre 2014.